20
La première grande tempête arracha les dernières feuilles des arbres d’un seul coup. C’était une vision stupéfiante. Quand Frank sortit de son van, il fut assailli par le vent et recula pour se mettre à l’abri. Le vent faisait un bruit phénoménal. C’était un concert de hurlements, de gémissements, de sifflements et de rugissements qui évoquait de puissants réacteurs. Il courut vers le parc et grimpa en haut du promontoire. Les feuilles se déversaient dans la gorge, où le cours d’eau les emportait. On aurait dit qu’un million de petits bateaux en papier avaient été lancés et rebondissaient dans les rapides, recouvrant complètement l’eau. Frank hurla à tue-tête, « Ooooouuuup ! », dans le souffle furieux qui masquait tous les autres bruits. On ne l’entendrait pas. Jamais, à aucun moment de l’année, il n’avait fait aussi froid.
Arrivé à son arbre, il fit descendre Miss Piggy. Il dut profiter d’un de ses balancements pour l’attraper, et l’escalade fut rude, dans la morsure glaciale du vent qui la faisait osciller. Ensuite, par-dessus le rebord, un rétablissement et hop ! sur le plancher d’agglo, dans sa maison dans l’arbre.
Sauf que maintenant, on aurait plutôt dit un nid de pie, se balançant en haut du mât.
— Waouh !
Il s’assit, s’accrocha à la rambarde et regarda le vent secouer la forêt. Pourrait-il s’y habituer ? Était-ce possible ? Les frondaisons formaient un réseau de branches noires et de ramures qui s’agitaient vigoureusement, quelques feuilles obstinées claquant comme des drapeaux de prière. De soudaines bourrasques faisaient tanguer et voguer, telles des algues ballottées par des flots en furie, les branchages qui allaient et venaient dans un vacillement violent, mécanique.
Son propre arbre oscillait doucement d’avant en arrière. Le berçait. Ça avait l’air supportable. Il aimait déjà ça.
— Ooouuup !
Il rampa vers son sac saucisson, l’ouvrit et en tira sa plus grande tente, une North Face South Col. Elle était très solide et stable, donc silencieuse, pour une tente. Elle était prévue pour deux personnes avec beaucoup de matériel.
Il prit soigneusement les mesures, vissa des broches dans le plancher d’agglo et assujettit la tente systématiquement, en veillant à ce qu’elle soit bien tendue.
Il passa les piquets dans leurs gaines, puis dans les œillets, tirant sur le tissu battu par le vent jusqu’à ce qu’il soit solidement fixé, et entra dedans ; elle était vraiment grande, pour une tente à deux places. On pouvait se tenir debout au milieu, et elle tombait en pente raide aux quatre coins. En nylon bleu, et, à la lueur de la lanterne, de la couleur du crépuscule. Ça sentait la montagne.
Il rentra son sac saucisson et tout son matériel à l’intérieur. Tira la fermeture éclair de la porte, zooop !, et se retrouva dans une chambre aux murs de nylon. Comme une sorte de yourte. Des gens avaient traversé des ères glaciaires entières dans des yourtes. Celle-ci oscillait, mais ça avait l’air d’aller quand même. Ça lui rappelait les waterbeds qui étaient tellement en vogue dans le temps. Rock a bye, baby !
Il tira son sac de couchage, s’assit sur le matelas, drapa le duvet autour de ses jambes. Arrangea ses oreillers. Tout était légèrement bleuté, y compris l’écran de son ordinateur portable. Il regarda autour de lui avec plaisir ; c’était la chambre qu’il aimait le plus au monde, la seule constante de toutes ses années d’errance. Il n’y manquait rien, tout était à portée de main, les parois tendues s’incurvant de façon aérodynamique.
Il se mit à l’aise et tapota sur son portable. Un peu de lecture pour s’endormir. Un article de Nature, qui liait le paléoclimat et l’évolution humaine, exactement comme dans la discussion des joueurs de frisbee : de nombreuses fluctuations du climat, rapides et d’une grande amplitude, avaient isolé, comme sur des îles, de petits groupes humains dans divers refuges, où le pool génétique et les poches comportementales avaient survécu en autarcie. Quand le temps s’était amélioré, il s’était trouvé qu’ils étaient les seuls survivants. Ce qui faisait des ères glaciaires des sélecteurs répétés de flexibilité, d’innovation et de coopération.
En d’autres termes, un nouvel argument en faveur de la thèse de l’altruisme en tant qu’adaptation. Frank ne savait pas si ça confirmait que la coopération avait été la clé de tout. C’était une discussion sur la sélection de groupe, et la théorie évolutionnaire était toujours combattue par le concept de sélection de groupe, par opposition au dossier solide de la sélection par les liens du sang, qu’on avait tendance à voir partout dans la nature. Les êtres vivants étaient manifestement portés au sacrifice pour leur parentèle ; il était moins sûr qu’ils se sacrifieraient pour leur groupe.
D’un autre côté, c’était un sujet de réflexion intéressant. Et qui se combinait de façon fascinante avec un autre article de Nature, qui relatait les dernières études sur l’altruisme et la théorie des jeux. Il était évidemment question du dilemme du prisonnier. Ce jeu rudimentaire était étudié depuis des dizaines d’années. On demandait à deux prisonniers séparés de témoigner l’un contre l’autre, dans leur intérêt. Les récompenses étaient quantifiées de façon à être analysées simplement par des moyens informatiques : si les deux refusaient de trahir, chacun gagnait trois points ; s’ils trahissaient tous les deux, il y avait un point pour chacun ; si l’un trahissait et pas l’autre, le traître recevait cinq points et la poire aucun. Un jeu simple, au résultat simple, et déprimant : dans la plupart des scénarios, on accumulait davantage de points en trahissant systématiquement.
Mais il y avait d’autres stratégies qui se révélaient parfois plus payantes que la trahison systématique, exprimée pour les tests informatiques sous forme de formules algorithmiques auxquelles on donnait des noms comme donnant-donnant, ferme mais juste, ferme-mais-juste aléatoire, ou toujours généreux, qui, dans certaines conditions (les fluctuations climatiques ?) pouvaient créer une spirale ascendante de maximisation des points pour les deux joueurs.
L’article de Nature décrivait de nouvelles expériences. Les chercheurs avaient d’abord testé le jeu en utilisant des stratégies de trahison systématique, et de générosité systématique – fondamentalement, les parasites et les hôtes. Comme prévu par les résultats préalables, les traîtres dominaient le système ; mais à ce moment-là, l’adaptation moyenne de la population chutait.
Une variante du jeu avait alors été introduite, appelée Snowdrift, « tempête de neige » : les joueurs étaient coincés dans des voitures prisonnières de la neige et pouvaient en sortir et pelleter, ou non. Les généreux obtenaient des points même si les autres trahissaient, parce que leur voiture finissait par être dégagée. Là, les coopérateurs et les traîtres coexistaient dans la stabilité, dans un cocktail déterminé par les détails de la règle du jeu.
Les chercheurs cartographiaient ensuite les résultats de la tempête de neige sur un programme graphique, trouvant de longues radicelles d’association entre les amas de coopérateurs. Quand les radicelles étaient interrompues par des modifications de la règle du jeu, les amas étaient détruits par les traîtres. Conclusion : l’isolement était dangereux, certaines règles permettaient à la coopération de prospérer et d’autres non. On pouvait aussi se demander quels pourraient être les analogues des tentacules dans des situations du monde réel. Étendre la coopération aux membres d’autres groupes, peut-être – comme Anna l’avait fait, par exemple, en accueillant les Khembalais dans le cercle de famille après leur apparition dans le bâtiment de la NSF. Ce genre de générosité pouvait être expliqué selon des critères de sélection de groupe, mais seulement si la définition du groupe était élargie, éventuellement par un saut d’imagination. L’empathie. Quelqu’un, dans le Journal, avait récemment avancé que c’était l’histoire de l’humanité : l’élargissement successif de la notion de groupe.
Les auteurs de l’article de Nature poursuivaient en émettant l’hypothèse selon laquelle la générosité qui ne comportait absolument aucun avantage pour le donateur pouvait être structurellement plus saine à long terme que la générosité qui s’accompagnait d’un retour vers le coopérateur. L’article concluait en rappelant qu’au début de la vie l’ARN avait dû coopérer avec les protéines et d’autres molécules pour s’unir et former des cellules. Il était donc clair que la coopération était une composante nécessaire de l’évolution, et une stratégie adaptative forte. Les auteurs de l’article admettaient que les raisons du succès de la coopération n’étaient pas bien comprises. Mais pour en arriver là, certaines protéines maintenant omniprésentes dans les cellules avaient dû se résoudre à adopter un comportement toujours généreux.
En s’abandonnant au sommeil, doucement bercé dans son nid douillet, Frank se dit : ça, c’est intéressant… suggestif… à essayer… Je vais être comme cette protéine… ou comme Anna au travail… Je vais être toujours généreux.
L’hiver était là.
Sa maison dans l’arbre était maintenant visible du sol, quand on savait où regarder. Mais qui aurait pu la chercher ? Et si quelqu’un la voyait, que pouvait-il y faire ? Théoriquement, quelqu’un aurait pu le guetter dans le coin, puis l’arrêter ou lui tendre une embuscade. Mais alors qu’il se promenait dans le parc, entre les arbres squelettiques, aux branches dénudées, sur le sol couvert de feuilles givrées, saupoudrées de neige, il y voyait parfois à un kilomètre dans toutes les directions, et en vérité le parc était à peu près désert. Il avait beaucoup plus de chances de voir des cerfs que des gens. Les seuls individus qui s’aventuraient dans le coin, près de sa maison dans l’arbre, étaient des fonctionnaires du parc ou des volontaires du FOG. Et nombre d’entre eux étaient des connaissances, maintenant. Même les étrangers ne constituaient pas un danger. En plein jour, en tout cas. Les gens qui traînaient dehors en hiver ne cherchaient souvent qu’une chose : qu’on leur fiche la paix. Il était facile de s’en assurer, quand on en rencontrait, par un de ces calculs inconscients auxquels le cerveau de la savane excellait. Mais la plupart du temps il ne voyait que des cerfs. Il arpentait la forêt déserte, à la recherche de l’aurochs, mais il n’y avait que des cerfs. Sauf une fois, où il aperçut ce qu’il crut être un ibex, et que Nancy identifia comme un chamois.
Les autres animaux sauvages qu’il repérait souffraient souvent du froid et de la soudaine absence de feuilles. Beaucoup appartenaient à des espèces tropicales, et même s’ils pouvaient résister au froid, la chute des feuilles marquait la disparition de leur nourriture. Voir un oryx farfouiller dans un tas de feuilles procurait un nouveau respect des animaux indigènes, capables de survivre à des changements tellement radicaux de l’environnement. C’était un biome rude, et les animaux indigènes étaient des clients coriaces. Les coyotes devenaient même presque effrontés.
Le personnel du zoo et le FOG recommençaient à capturer les animaux redevenus sauvages et maintenant en danger. Ceux qui les fuyaient, ou qui semblaient bien s’en sortir, étaient aidés par des stations de nourrissage chauffées. C’étaient pour la plupart de simples abris constitués de deux murs disposés en L, le côté ouvert orienté au sud. Frank participa à la construction de certains d’entre eux, portant les poutres et les panneaux de plastique naguère destinés aux terrains de jeu, les mettant en place. Quelques abris comportaient trois murs et une trappe suspendue au-dessus du côté ouvert, ce qui permettait de capturer les animaux qui y entraient. Les membres du FOG n’aimaient pas beaucoup ça, mais ça valait mieux qu’une hécatombe massive.
Certaines parties du parc ressemblaient maintenant à un zoo en plein air, ou sans murs, avec des animaux de nombreuses espèces différentes qui rôdaient près des abris et s’y rendaient quand la nourriture venait à manquer. Frank avait l’impression que ces créatures sentaient qu’elles auraient déjà dû regagner le zoo, et n’étaient pas mécontentes d’être là.
Mais tous les animaux sauvages ne fuyaient pas le froid. Les animaux les plus obstinés faisaient partie des moins aptes à la survie. Les gibbons et les siamangs ne fréquentaient que les abris sans trappe, et en ressortaient dès qu’ils avaient fini de manger. Les gibbons continuaient à aller de branche en branche dans les arbres dénudés. On avait vu les siamangs se promener, leurs longs bras levés au-dessus de la tête pour qu’ils ne traînent pas par terre ; on aurait dit qu’ils cherchaient quelqu’un à qui se rendre, mais quand ils voyaient des gens approcher, ils s’enfuyaient à toute vitesse, en imitant Tarzan dans les arbres.
Les deux espèces rejoignaient maintenant les animaux sauvages qui s’aventuraient hors du parc dans les quartiers résidentiels voisins, où ils trouvaient des sources de chaleur et de nourriture. Un siamang s’était électrocuté en dormant au-dessus d’un transformateur. Maintenant, les autres ne s’y risquaient plus. Les gibbons Bert et May, et leurs fils, avaient été repérés en train de dormir dans la cabane perchée d’un gamin, dans une cour.
— S’ils ne veulent vraiment pas être recapturés, dit Frank à Nancy, alors on devrait les aider en multipliant les abris et les laisser en liberté.
Il savait que la plupart des membres du FOG pensaient comme lui.
Mais Nancy se contenta de répondre :
— Je crains, si nous ne les récupérons pas, que nous n’en perdions beaucoup.
Les journées de décembre étaient trop courtes. Il essayait de faire de petites promenades de repérage d’animaux à l’aube, puis il se rendait au travail, où c’était toujours le même maelström. Le comité de Frank s’occupait, avec le projet Gulf Stream, d’organiser une série de tests sur diverses sources d’énergie propre, essentiellement solaire. Ils essayaient de déterminer ce qui se rapprochait le plus de la production de masse, les derniers panneaux photovoltaïques ou les miroirs flexibles qui redirigeaient la lumière du soleil vers des éléments où la chaleur était transformée en électricité. Les deux paraissaient prometteurs, et d’après les essais du transformateur de Stirling, les miroirs avaient l’air étonnamment compétitifs, mais les photovoltaïques gagnaient constamment en efficacité, tandis que leurs prix baissaient. Les deux systèmes donnaient l’impression d’être bientôt prêts à l’utilisation de masse, ce qui réduirait grandement la quantité de carbone encore renvoyé dans l’atmosphère.
Frank empoignait à bras-le-corps tous ces sujets et bien d’autres, les journées de travail passaient à la vitesse de l’éclair, et puis au crépuscule, parfois même à la nuit tombée, il allait se promener dans le parc et grimpait à son échelle de corde.
S’allongeait sur son matelas, alors, dans l’ouverture de sa tente. Il n’y rentrait complètement que quand il y avait vraiment trop de vent. Tant que l’air restait calme, son gros duvet l’avait tenu bien au chaud, en Alaska et dans l’Arctique canadien ; il ferait bien la même chose ici. Et les nuits étaient trop belles pour qu’il les rate. Les plus hautes branches dressaient autour de lui leur forêt de cornes géantes, encadrant de leur noire calligraphie les étoiles étincelantes. Il les regardait en lisant, soit sur son ordinateur, soit un journal coincé sous sa lampe, jusqu’à ce que le sommeil s’empare de lui ; alors il se blottissait dans son duvet, dormait bien. Se réveillait paisiblement à l’aube, avec, devant les yeux, les cimes des arbres qui s’agitaient et se frôlaient dans la brise, les lignes tracées par les corbeaux qui quittaient la ville à tire-d’aile, à la recherche de leur pitance, sous un ciel gris et plat, d’étain et de plomb… Vraiment, il n’y avait rien de plus important au monde que d’être dehors, de sentir le vent, l’immensité d’être sur cette planète qui tournoyait dans l’espace. Un sentiment de béatitude ; était-ce le mot juste ? Assis, cliquer sur son ordinateur portable, un petit coup de Google, histoire de vérifier ce qu’on trouvait sur « béatitude ». Et voilà :
« La béatitude plonge d’en haut sur nous, et nous voyons. Elle est moins en nous que nous ne sommes en elle. Si l’air arrive à nos poumons, nous respirons et nous vivons ; sinon, nous mourons. Si la lumière atteint nos yeux, nous voyons ; sinon, non. Et si la vérité atteint notre esprit nous nous dilatons tout à coup à sa dimension, comme si nous grandissions à l’échelle des mondes. »
Eh bien. Ralph Waldo Emerson, d’un site appelé emersonfortheday.com. Frank en lut un peu plus ; c’était tout à fait stupéfiant. Il nota l’adresse du site, qui affichait apparemment un nouvel extrait de son œuvre tous les deux ou trois jours. Des citations des autres jours se lisaient comme un horoscope d’une profondeur miraculeuse, ou les prédictions d’un gâteau chinois. Frank se rendit compte, tout à coup, que des gens avaient vécu avant lui dans cette immense forêt et y avaient eu des épiphanies qui ressemblaient beaucoup aux siennes. Emerson, le grand transcendantaliste, avait défini les paramètres ou la voie menant à une nouvelle sorte de religion adoratrice de la nature. Son journal, en particulier, offrait à Frank la lecture idéale avant de s’endormir. Il avait vraiment l’impression de trouver sur ces pages quelqu’un qui réfléchissait. Quelqu’un de bien à connaître.
Un soir, alors qu’il s’était endormi en surfant sur le site, il fut réveillé en sursaut par son téléphone.
— Allô ?
— Frank, c’est Caroline.
— Oh, ah, super !
Il se rasseyait déjà.
— Tu peux venir me retrouver, au même endroit ?
— Oui. Quand peux-tu y être ?
— Dans une demi-heure.
Elle était assise sur le même banc, sous la danseuse de bronze. En le voyant approcher, elle se leva et ils s’embrassèrent. Il la sentit contre lui. Pendant un long moment, ils respirèrent, inspirèrent, expirèrent, collés l’un contre l’autre. Ils se disaient beaucoup de choses, d’une certaine façon. Il sentit qu’elle avait traversé des moments difficiles. Elle était toute seule et elle avait besoin de lui, comme il avait besoin d’elle.
Ils s’assirent sur le banc, se tenant les mains.
— Alors, dit-elle. Tu as voyagé.
— Oui ?
— Boston, Atlanta… et même le Khembalung ?
— C’est vrai.
— Mais… je t’ai dit que ce Pierzinski était probablement la raison pour laquelle tu étais sur la liste, tu te souviens ? Et Francesca Taolini est sur la liste, elle aussi.
— Oui, tu me l’as dit, répondit Frank en haussant les épaules. Mais il fallait que je leur parle. Je ne ferais pas mon travail si je ne discutais pas avec eux. Alors je me suis dit que j’allais les voir, et qu’on verrait bien si tu notais, comment dire ?, un changement dans mon statut ou je ne sais quoi.
— Oui. Je l’ai noté.
— Alors, on nous a enregistrés ?
— Non. Tu veux dire, en dehors de vos téléphones de bureau ? Non. Pas encore.
— Intéressant.
Elle le regarda avec curiosité.
— Tu sais, ça pourrait être sérieux. Ce n’est pas un jeu.
— Je le sais, crois-moi. Je ne considère pas ça comme un jeu. Plutôt une expérience.
— Mais tu ne veux pas attirer l’attention sur toi.
— Non. Plutôt pas. D’un autre côté, pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’ils pourraient me faire ?
— Oh, je ne sais pas. Toutes les agences ont un inspecteur général. Tu pourrais tout à coup te retrouver obligé de justifier tes dépenses de bureau, ou tes interventions comme consultant extérieur. Tu pourrais perdre ton boulot, s’ils voulaient vraiment t’emmerder.
— Eh bien, je retournerais à l’UCSD.
— J’espère que tu ne feras pas ça.
Il lui serra la main.
— D’accord, mais il faut m’en dire un peu plus. En quoi mon statut a-t-il changé, au juste ?
— Tu es monté d’un cran.
— Tu veux dire que mes actions ont grimpé ?
— En effet. Mais ce n’est pas ça, l’important. Tes actions ont monté, d’accord, mais du coup elles ont atteint un niveau qui a déclenché l’élévation de ton niveau de surveillance. On va t’appliquer des méthodes plus intrusives. C’est ce qui est prévu au programme.
— Mais pourquoi ? Pour quoi faire ?
— Je suis sûr que ça a un rapport avec Pierzinski, comme tu l’as dit l’autre fois. Après ton voyage à Boston, Taolini a fait des recherches sur Google. Sur lui, et sur toi ; les deux.
— Vraiment ?
— Oui. Elle a regardé à peu près tout ce que tu as publié. Et pareil pour Pierzinski. De quoi avez-vous parlé ?
— Elle était dans le panel que j’ai dirigé, et qui avait étudié la demande de subvention de Pierzinski.
— Oui, je sais.
— Alors on a parlé du travail qu’il faisait, des choses comme ça.
— Elle a l’air séduisante.
— Oui.
Il ne savait pas quoi dire. Elle lui rit au nez, lui serra la main plus fort. Maintenant qu’il était avec elle, il comprenait que toutes les autres n’étaient que des déplacements de son vrai désir.
— Alors mes conversations téléphoniques sont enregistrées ?
— Au bureau, oui. Je te l’ai dit, la dernière fois.
— Je crois, oui. Et mon portable ?
— Tes conversations sont enregistrées aussi, maintenant, mais personne ne les a encore vraiment vérifiées. Les relevés sont juste classés dans ton dossier. Si tu montais encore d’un ou deux niveaux, on n’aurait qu’à les ressusciter.
— Et mon téléphone du FOG ?
— Non, pas celui-là. Ce n’est qu’une espèce de talkie-walkie, hein ?
— Ouais.
— Ils ne fonctionnent qu’à partir d’un seul relais. Je suis obligée de t’appeler sur ton portable, mais ça ne me dit plus rien qui vaille. Je t’appelle depuis des cabines publiques, alors il faudrait que quelqu’un fasse vraiment des recherches exhaustives sur toi pour me retrouver, mais s’ils voulaient fouiller sérieusement, ils y arriveraient. Et on pourrait reconnaître ma voix… Enfin, en attendant, ils peuvent toujours dire où tu étais quand tu as reçu des appels à cause des relais, tu comprends.
— Alors vous savez toujours où je suis ?
— Dans une certaine mesure. Ton van est repéré, aussi. Je vois que tu passes du temps près du Rock Creek Park. Tu as un endroit dans le coin ?
— Oui.
— Tu dois louer une chambre ?
— Quelque chose de ce genre, oui.
Elle le regarda. Lui serra à nouveau la main.
— Je… Bon. J’espère que tu me fais confiance.
— Oui, oui. C’est juste que… je ne sais pas. Ça me gêne.
— Ça te gêne ?
— Oui. Enfin, pas vraiment.
Il la regarda dans les yeux.
— Je vis dans un arbre. Dans le Rock Creek Park. Je vis dans une cabane que j’ai construite dans un arbre.
Elle rit, puis elle se pencha vers lui et lui planta un baiser sur la joue.
— C’est bien, alors. Tu m’y emmèneras, un jour ?
— Oh oui, dit-il en se réchauffant. J’aimerais beaucoup.
Elle était encore penchée sur lui. Ils étaient tout près l’un de l’autre, sans parler, se contentant de sentir le contact de leurs bras, l’un contre l’autre. Puis ils bougèrent, et tout à coup ils étaient en train de s’embrasser.
Tout lui revint instantanément, l’impression que ça faisait, les sensations. Il retomba la tête la première dans l’espace qu’ils occupaient quand ils étaient piégés dans l’ascenseur, comme si les mois qui les en séparaient s’étaient effacés et qu’ils avaient regagné un maintenant éternel, où ils s’étreignaient passionnément. Nulle part, juste dans leur petite bulle d’univers.
Après un temps indéterminé, ils s’arrêtèrent pour respirer. Une telle intensité ne pouvait être maintenue ; elle menait forcément ailleurs, soit plus loin, à l’orgasme, soit en arrière, vers la conversation. Et comme ils étaient dehors, sur un banc, dans un parc, comme il y avait tellement de questions qui le titillaient, dans un coin de son cerveau, il retourna à la conversation. Il voulait en savoir davantage…
Mais elle se recula pour l’embrasser à nouveau, et manifestement c’était une bien meilleure idée. La passion l’embrasa à nouveau, la passion sexuelle, mon Dieu, qui pouvait expliquer ça ? Qui pouvait même se rappeler comment c’était ?
Ça dura encore un certain temps, il n’aurait su dire combien, au juste. La nuit était froide, il avait les doigts gelés. La ville grondait autour d’eux. Une sirène au loin. Il aimait le contact de son corps sous ses vêtements, les arceaux de ses côtes, la douceur de ses seins. Ses quadriceps durs comme du fer. Elle le serra contre elle, hoqueta et murmura un peu entre leurs baisers.
Ils reprirent à nouveau leur souffle.
— Eh bien…, dit-elle.
Elle se déplaça sur le banc, se lova contre lui comme une chatte.
— Oui, hein.
Toutes les questions qu’il se posait remontèrent lentement à la surface. Il baissa les yeux sur son visage, niché au creux de son épaule.
— Tu es à nouveau chez tes amis ?
— Oui.
Elle regarda sa montre.
— Oh oh…
— Quelle heure est-il ?
— Quatre heures.
— Hmm. L’heure des sorcières.
— Oui.
— Quand dois-tu y retourner ?
— Bientôt.
— Mais… dis, il n’y a pas un moyen de t’appeler ? Est-ce que ton téléphone à toi est sur écoute ?
— Peut-être. Mais… Je ne veux pas l’utiliser pour des choses importantes.
— Ah… Quand même, ajouta-t-il après réflexion, il doit bien y avoir des protocoles, enfin, je ne sais pas comment vous appelez ça…
Elle secoua très vite la tête.
— Ce n’est pas comme ça que ça marche, dans mon département. Enfin, si, bien sûr, il y a des moyens. On pourrait utiliser des cartes de téléphone et des cabines publiques…
— Il faudrait se synchroniser.
— Oui. Ça fait partie des moyens.
— Le vendredi, à neuf heures, des choses comme ça.
— Voilà. Oui. Faisons ça. Trouvons des cabines téléphoniques qui nous paraissent convenir, peut-être une rangée de cabines. On n’aurait qu’à relever leurs numéros, ce qui nous laisserait plusieurs possibilités. On échangera les numéros la prochaine fois que je pourrai te rappeler, et ensuite, on ne passera plus par ton téléphone. Tu pourrais être relevé d’un niveau à n’importe quel moment, vu la façon dont le marché évolue. C’est que vous impressionnez vraiment les investisseurs, tes copains et toi ! Et merde ! fit-elle en regardant sa montre.
Elle se tortilla pour s’insinuer dans ses bras, l’embrassa à nouveau.
— Mmm, dit-elle au bout d’un moment. Il faut vraiment que j’y aille…
— D’accord.
— Désolée.
— Je comprends. Tu me rappelles ?
— Oui. Dès que je peux. Prépare ces numéros de cabines téléphoniques.
— Je m’en occupe.
Un dernier baiser, et la nuit l’engloutit.